les mésanges

je me souviens de l’arbre à l’ombre duquel etc

depuis notre rencontre

dix générations d’oiseaux

ont fait des allers et retours 

ailes chaudes

ils eurent des étincelles au bec

froissements cris buissons de gazouillis

et l’arbre immobile vieux cheval 

secoua souvent sa masse souriante

j’ignorais alors 

que les branches scandent les années

et que les mésanges agitées

aux rémiges fragiles

défendent l’abri solide des fines brindilles

elles ont partie liée

avec l’athlète au tronc rugueux

et lorsque de dépit je cogne ma tête contre lui

(elle m’a encore quitté)

les mésanges au masque noir actrices du ciel

descendent pour m’égayer 

et je mesure alors en souriant

combien le temps est volatil

estuaire

une voix murmure

à l’ombre lourde des bouleaux 

pas grand chose

un filet de voix là-haut

parmi le claquement léger des brindilles

où es-tu

tu te souviens des arcs en ciel

douce jeunesse d’oisiveté vêtue 

presque rien sur la peau

la voix passait pourtant à travers

l’ostinato de ma musique 

je n’entendais que la douceur souviens-toi 

je craignais le blafard des habitudes 

la mollesse folle des insultes colportées

nous voguions sur le fleuve gris 

ta voix avait des crudités gentilles 

et sur le flot les tolets de la barque 

grinçaient comme dents de nuit 

ainsi s’écoulaient les jours et nous 

aujourd’hui que le mascaret nous alerte 

en brises menues mais inarrêtables

j’écoute le chuchotis du sang

oreille collée contre ton coeur 

qui fait cascade 

puis presque rien 

intensité du petit reste 

avant le gros bouillon des rencontres

où le salé viendra faucher l’eau douce 

qui nous porte 

il y a urgence

on nous attend à l’estuaire

ciel et terre

les utopies qui tombent du ciel

rôdent énormes 

impalpables 

sous la voûte du crâne

illusions malignes

où croyances et meurtres s’échangent leurs alarmes

machinations nuageuses imaginaires

qui ne demandent qu’à être éveillées

vierges folles au bois dormant

elles hantent nos pensées

alors que sur la terre mon dieu

il est des promenades délicieuses

des verres de vin y rougissent à plaisir 

les doigts de mille rêveurs 

musiciens et peintres

dessinent nos espérances

on chante alors debout sur le roc

l’océan peut toujours menacer

l’éclat de la terre

aux vignes droites

donne tant de teintes et de chants

qu’on se demande finalement

pourquoi les ancêtres furent assez fous

pour se forger des idéaux

alors que le bonheur est en mai

que les sourires s’échangent à ras de terre

allons 

l’amour est à portée de cette main 

qui va serrer les doigts aimés

sous l’ombre des beaux jours

Chopin la nuit

des pattes de chat sur le gazon 

je crois m’éveillent 

le velours brisé des notes

pour piano seul

disent un chagrin insurmontable

ni dieu ni diable 

ne peuvent aider en pleine nuit 

à accepter son sort de dormeur qui ouvre les yeux 

face au surgissement de la ruée des enfances

lointaines si lointaines

la Pologne autant dire le pôle nord 

le piano y reconduira certes

il y aura la rosée des notes touchées 

mais avant je me demande comment 

Frédéric a su dire la joie la danse 

puis les nuits de Mazurie

l’abandon de la joie

mon dieu quand je pense aux nocturnes 

je vois bien que la peau frémit du trop loin 

et l’amour fusion qu’on recevait là-bas  

à profusion 

et qui ne revient pas 

la pédale sollicite la durée 

mais c’est du futur brut qui est vécu au présent

et la mine soyeuse des mélodies sème ses je t’aime 

rien ne reviendra vif de Varsovie

tu seras en colère il faut bien vivre

les nocturnes eux ne chantent qu’une nuit nue 

noueuse qui serre les poumons 

au risque d’épuiser très jeune 

la source grave de Frédéric Chopin

Le clavecin de Couperin

tous les matins 

le clavecin de Couperin 

me met en train

mais ce jour d’hui

j’ai dû pousser le son

tant les oiseaux faisaient de raffût 

au fond de mon jardin

je les crois jaloux

je les rassure

Couperin leur dis-je est un frère 

il s’inspire de vous

il ne vous moque pas

il vous envie 

les fauvettes plaintives

le rossignol en amour 

en témoignent

avec trois siècles d’avance

bientôt quatre 

notre Couperin prépare l’essentiel 

de nos préoccupations

humeurs chants nature et vergers

je m’interroge

qu’y a-t-il de plus important

que le chant de cette énorme guitare horizontale

je crois que le clavecin est en avance sur notre présent

son passé riche et fin

plaide pour lui

pour ses notes 

qui volent sitôt entendues

elles sont l’urgence de notre temps

oublieux 

voici la joie du clavecin qui reflue vers nous

vagues d’un océan d’écume

poudrant nos pas

les échos

ce qui crisse encore au jardin

ce sont les pas des enfants

présences provisoires

il a gardé aux tympans les éphémères cavalcades

de minuscules souliers vernis

c’était la petite au visage clair

qui dévorait du réglisse en sautillant

– il songea qu’il faudrait en la coiffant ce soir lui décoller les boucles une à une –

et puis

les pépiements des sonnettes

les chutes les pleurs les encouragements grave voix

appels criards encore brèves présences

un jour il n’y eut plus que son pas

au gravier de l’allée

tennis et bottes rangées 

des petits pas ne resta presque rien

il perçoit le clapotis

du robinet qui goutte dans l’arrosoir bleu

sa semelle grince aux pavés de la terrasse

un papillon – miracle –

se pose sur la manche de sa veste demi saison

cet après-midi d’août est décidément frisquet

fixant le soleil

il frappe de sa canne la dalle du perron

qui résonne sous son corps tout entier 

l’Aisne

la rive glisse contre moi

sous mes semelles se tassent graviers et glaises

et là devant 

aventure de ma vie

coulant à ciel ouvert

le flot prisonnier fracture des joyaux des micas des soleils

la boue verte est parsemée de pattes de becs

traces esquissées dès l’aurore des lieux

par les envahisseurs sans loi ni frontière

laissez-moi dit la rivière

gardez-moi de l’effroi des folies

je dégoutte de cette craie qui n’écrit jamais

mon lit et mon ciel froids et gris

font un unique linceul

aux soldats d’autrefois

je revins souvent

m’asseoir auprès de la voix

la peur crachée dans les remous se dénouait

ce fut l’enfance aux berges du fleuve dur

que j’enviai longtemps d’aller à la mer

se faufilant risque tout

jusqu’aux confins des sables brûlants

printemps trompeur

le joli mai dicte sa loi 

et les fenêtres ont mis du rouge dessus leurs lèvres

les heureux illuminent les visages de leurs maisons 

façades géraniums en folie 

ma chemise est enfin justifiée

je ne reconnais plus mon quartier 

interloqué par les métamorphoses

je m’interroge sur ma jeunesse 

les pétales se rient doucement 

de ma tenue légère légère

contre la brise souple encore humide un peu 

je constate une fois encore avec satisfaction 

que les printemps me vont bien

les pas de portes arborent leurs glycines

qui grimpent sans vergogne

sur les toits encore glissants

la peur des ans qui courent 

s’immisce aux vaines cheminées

je pose mes pas vifs sur la rue en goguette 

chante pour me donner du coeur 

là-bas des cris d’enfants 

brisent l’horizon 

un train au loin 

annonce la pluie 

ma chemisette était présomptueuse 

je refranchis le seuil

cueille mon pull au porte manteau

soupirant qu’il y a tromperie sur la saison

et que le mai se double souvent 

des fils entrecroisés d’avrils mouillés

un bonjour

pour faire tomber les murs de la prison intérieure

où l’on est à douleur

– antique recette de ceux qui se souviennent – 

je m’en remets aux mélodies d’antan

un tissu apprêté de légère nostalgie se déchire alors en douceur

classiques en tête

des marionnettes – violon piano – s’élancent en rythme limpide

le par coeur joue son office de baume

la douleur renonce à lancer

et c’est un faux présent passé qui s’ouvre à mes langueurs

sortie efficace mais provisoire

la mélancolie la sérieuse la rigide

un moment désarmée

tapie sous les notes

devine que son tour reviendra

après la fin du morceau

elle attend

ce n’était en effet qu’un pis aller

je ne sais qu’une recette efficace

une seule

c’est la poignée de main 

– mais le poème aussi – 

quand nos deux paumes chaudes écrasent la mélancolie

et que regards droits voix d’ombre sage

tu m’adresses un vrai fervent bonjour

un pétale

la consolation est du côté des fleurs

des doigts giroflées aux effluves légères

car dès qu’il gèle

l’air se fait minéral et novembre désole

où prend-on alors en hiver

ce minimum fragile

un pétale

qui rassure de nous ressembler

vieille affaire du trop doux

joues caresses cheveux morsures

et la tendresse joie d’être un moment épargné par la faux

et les bruits crevants du vrai

tu as vu le carrosse des années

ce désastre

sans l’espoir d’une éclosion renouvelée

je me sens ce novembre 

interdit de chant de souffle

et de peau sans cesse effleurée

un pétale dit-elle soudain

un pétale est un autel pour la rosée

car la peur de vivre au printemps fait sourire

et la brume d’avril

déposera bientôt l’aube mouillée au creux du velours

vermillon

le verdict

au pays où l’on babilla

et s’emplit de joies floues

quand des cris brisaient le fil des songes

l’encre bleue de mélancolie coulait longtemps au lit sec du corps figé là

puis la peine faisant ses gammes 

le coeur s’est ressaisi le sang bat désormais dans sa chambre particulière

je songe aux autres qui dansaient dansent danseront 

et j’aperçois – j’en ai vu des choses –  

des figures fluides d’enfants qui font mine de fuir

une main mélodise en mineur là-bas des sonates crépitantes

et la bonne vieille peur

appuyée sur son bâton

s’avance familière et usée

la voilà qui se redresse souriante

paume sur les reins

ne t’effarouche pas dit-elle de me voir revenir

je sais bien le silence et le monde qui s’éloigne 

je suis venue du fond des ans pour partager 

ton petit univers

ce souci des syllabes comptées – poèmes – 

minuscule logique de modes négligées

où tu humes et rôdes et soupèses

haussant la voix elle ajoute

je te condamne à continuer

l’éternelle

sorti de la tanière

où d’ordinaire on végète trois cents jours et plus

j’allai sur les bruyères avant l’aube

et penché sur mon pas

attentif à la floraison grise et rose

je l’entendis glisser sur les feuilles de mai

grave au sourire

majeure en son aura

et son parfum futur

m’entoura vite de son orient privé

longtemps une lumière très neuve monta

sous son regard fabuleux

un vitrail frissonna

(que j’aménage désormais largement en ma mémoire)

ne restèrent bientôt que les poussières des rayons de midi

il fallut la nuit et mes bras pour que l’ombre me la ramène en son allure

dans ce rêve qui court depuis la première entraperçue là-bas

il y a bien des siècles

grigris 

(En avril 2024, je me découvre d’un fil, pour saluer les petits gars de Nivelle, le général navrant. 16 avril 1917, Chemin des Dames)

ce qui tremble en avril 

vibre longtemps 

c’est la morsure du fer du feu

sous les feuilles où gémirent les corps perdus

la poussière s’arrête là où je me tiens

plein vent 

je me demande où sont passés les grigris 

qui devaient les protéger

photos mouchoirs brodés tissus rapiécés

tabatières colliers médailles de marie 

tout s’est effrité effrangé émietté

c’était leur plus intime leur secret leur foi 

tendre sentimentalité violemment écharpée

une médaille de jésus dans la terre

ça dure quoi

quelques décennies

en cet avril ma peau frissonne de ce temps

de tout ce temps

je songe à l’épouvante première 

diluée dans le grigris

c’était la maison qu’on adorait qu’on serrait contre soi

bouclier dérisoire du fatal 

on en veut beaucoup à l’espérance

à cette survie qu’on logea dans les choses

on en veut beaucoup aux vivants du temps 

qui permirent les meurtres

on en demande beaucoup trop

on appelle 

on demande encore 

on redemande contre le vent

16 avril 2024

iota*

le palais initial de l’enfance

se détruit lentement 

au fil du temps 

seule parfois une cloche 

s’attarde nerveuse mais fidèle

elle crie

ma mémoire se fait un peu folle 

et mes pas obéissent au charme

laiteux des ciels de là-bas 

je m’émeus petit et seul

dans ce vénéneux printemps glacé

j’entrevois une église riante

il s’y entend des orgues orageuses

et des violes improbables qui raclent 

leurs basses brillantes reprenant 

les chants d’autrefois qu’on clamait 

à pleine voix pour ressusciter

les vieux morts à partir de nos gorges pitié

ils revenaient en latin vivants sur nos cordes vocales 

j’y croyais de tout coeur 

mon dieu quand j’y pense

la poussière des vitraux aurait dû me dessiller

ma foi avait ses échos 

contre les voûtes tremblantes

l’immense cloche de l’église

dont j’étais le battant 

se faisait monde entier à sauver 

j’ai encore l’ardeur dans la voix 

et je m’étonne que le monde 

n’aie malgré mes appels à la paix

pas changé d’un iota*

*iota est la lettre grecque pour “i”, ce qui explique le nombre conséquent de “i” dans le corps du poème.

le village effacé

les jacinthes des sous bois 

alertent le regard de l’errant que je suis

elles miment les tapis 

abandonnés dans les palais profonds 

elles font un large choc

velours sous les pieds

je m’y allonge

on dirait du sang de cerf

de sanglier bleui par les ans

que les fleurs sont tragiques songé-je

seules au vase elles seraient belles

et là dans leur laine de broussailles 

elles s’enveniment de terreur

viennent à moi dans le grand deuil

d’un lilas horizontal foncé 

je me vois à travers elles 

je gis au creux d’un village détruit en 14-18

le tapis de jacinthes 

prend toute la place

chaque brin figure un brin d’homme 

un jeune homme qui fut 

une jeune fille pimpante

une famille autour de l’âtre

et tout à coup

le parfum peut-être 

la tête me tourne

je vois s’envoler les toits les murs les cheminées les vivants les morts

j’entends les murmures du vent

les cris les appels des animaux 

détonations explosions lointaines 

je m’éveille 

et j’essuie mes joues 

ravi d’être en paix